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Milk, par Viet Le

Publié le par sandrine

C’est un monde merveilleux

 

Sandrine Llouquet crée des dessins apparemment anodins, des installations in situ et des animations Flash qui sont à la fois ludiques et évocateurs, qui disent l’émerveillement et les blessures. Sa pratique embrasse des impulsions contradictoires, entremêlant des images et des références provenant des médias de masse, de son histoire personnelle, de la mémoire collective et de la littérature. Ses images sont à la fois familières et dérangeantes – destructurées, surprenantes, décontextualisées. La présentation de ses dessins et animations au sein d’installations complètes pointe les complexités de la mémoire et de la représentation, du désir et du manque, de la jouissance et du désespoir.

 

Parlant de son travail, Llouquet écrit « Chaque pièce est une tentative... une combinaison des sentiments contradictoires qui m’animent, en particulier violence et douceur. » Violence et douceur, ambivalence et liminalité sont au cœur de sa pratique artistique. Traumatisme et kitsch, jeu et pathos ne sont pas à l’opposé pour Llouquet ; ils s’informent et se transforment l’un l’autre.

 

De mendicité et de monstres

 

 « Qui es-TU? » lui demanda-t-elle ?
Ce n’était pas un début de conversation très encourageant. Alice répondit d’un ton timide : « Je... Je ne sais pas très bien, madame, du moins pour l’instant... Du moins, je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin, mais je crois qu’on a dû me changer plusieurs fois depuis ce moment-là. »

- Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll

 

 

Dans Milk, la dernière exposition individuelle de Llouquet à la Galerie Quynh, la « tentative de combinaison » de violence et de douceur adopte des métamorphoses et des thèmes complexes et dérangeants avec des éléments apparemment simples et disparates. Au rez-de-chaussée de la galerie il y a  un ensemble de dessins avec quelques touches d’aquarelle, chacun encadré, tendrement exécuté. Il y a aussi une « aire de jeu » faite de cinq grands objets érigés auxquels l’artiste réfère comme à des hybrides entre la sculpture et le dessin – silhouettes blanches peintes sur du plexiglas transparent montées sur des boîtes au cadre blanc. L’effet d’ensemble rappelle de grandes vitrines, peut-être une parodie des « formaldehydes » déconcertantes de Damien Hirst ; cependant ce ne sont plus des animaux suspendus, ce sont des enfants.

 

A l’étage le visiteur voit un ersatz de flaque rouge-rose. D’énigmatiques dessins de format moyen sur plexiglas sont accrochés à hauteur de vue. La silhouette découpée dans du plexiglas presque grandeur nature d’une fille qui saute les bras en croix est suspendue au plafond. Dans une autre aile de la galerie on se trouve en face d’une mare géante rouge-rose qui cascade le long d’un mur, serpentant en diagonale dans l’espace. A l’intérieur de ce même espace, il y a le dessin sur le mur presque grandeur nature d’une silhouette humaine assise avec la videoprojection d’un gribouillis en noir et blanc en guise de tête. Dans un endroit séparé, une chambre intime peinte en rouge-rose, il y a un autre dessin en plexiglas de taille moyenne, une lampe de bureau scotchée au sol et une petite fenêtre qui laisse entrevoir un étrange crépuscule. Dans les coins en diagonale au sol de cette pièce, la peinture a été écaillée et ressemble à des blessures béantes. Une bande sonore ambiante de l’artiste Thierry Bernard-Gotteland enveloppe l’étage d’une sorte de brouillard.

 

Le titre de l’exposition évoque une foule d’associations : le lait de la laiterie, le lait de la mère, extraction et exploitation, tirer profit d’une situation (« to milk »), opacité, laiteux (« milky »). « Milky » est aussi un synonyme de sans âme, docile ou craintif. Parce qu’elle est depuis peu maman, les émerveillements de l’enfance et les préoccupations maternelles peuvent évidemment s’adresser à l’œuvre de Llouquet. Une combinaison ténue de nostalgie, de pressentiment et de crainte enfantine colore l’œuvre. Comme l’avait remarqué Freud, tendresse et traumatisme sous-tendent les relations familiales (cf le drame d’Œdipe, les traumatismes de la famille). Encore une fois violence et douceur, traumatisme et tendresse oscillent dans l’œuvre de Llouquet.

 

Llouquet remarque que peut-être, en tant qu’enfant de parents divorcés franco-vietnamiens, elle s’est toujours sentie nomade, a toujours pensé qu’elle occupait une place frontalière, se réinventant constamment. En tant qu’adulte elle écrit qu’elle est dans un état de détachement permanent, à jamais dans un entre-deux, en mouvement. La transformation et l’adaptation sont aussi des motifs récurrents dans le travail de l’artiste. Ses installations s’adaptent aux impératifs d’un lieu donné. L’oeuvre transforme aussi le lieu par des interventions sur l’espace concret (par exemple le forage d’un fleuve dans les sols en béton d’une galerie [Bleu presque transparent, Galerie Cortex Athletico, Bordeaux, France, novembre 2004] ou la peinture directement sur des fenêtres [Troioi !, Galerie Quynh, Ho Chi Minh ville, Vietnam, novembre 2005].

 

Le cheminement de son oeuvre est spontané et intuitif et répond à l’espace concret. L’artiste écrit : « L’adaptabilité à un lieu et à un contexte n’est pas seulement une qualité nécessaire à une personne dans sa vie de tous les jours mais l’est aussi à l’artiste contemporain dans son œuvre. »  Néanmoins, l’adaptation de Llouquet à un espace donné et sa transformation modifie cet environnement et fait que le spectateur se sent à la fois à l’aise et déplacé, sans repère – sentiment d’étrangeté.

 

L’artiste a toujours admiré Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll, récit dans lequel des juxtapositions ridicules du familier abondent. Dans ce classique de l’enfance, l’héroïne Alice subit des changements et des transformations répétés. C’est cet état de perte de repères et de désorientation que convoque l’œuvre de Llouquet. Milk est en quelque sorte un Pays des merveilles surréaliste (1).

 

 

L’idée de merveille (« wonder ») est quelque chose que j’aimerais explorer davantage. Étrangeté, surprise et curiosité participent de l’émerveillement. La « croyance » pourrait en être une autre facette. Pendant la Renaissance, les cabinets de curiosités (« wonder cabinets ») étaient extrêmement populaires. Ces wunderkammers étaient des collections de curiosités, microcosmes du monde connu. C’étaient les prédécesseurs des musées contemporains d’histoire naturelle. Ces wunderkammer étaient aussi des « Pays des merveilles » miniaturisés, clos. Cependant, leur but était de présenter un univers que son propriétaire surveillait et contrôlait. Les cabinets de curiosités et les « salons de curiosités » - les salons au contraire des cabinets étaient pleins d’artefacts du sol au plafond – de l’aristocratie européenne exprimaient une curiosité à propos du monde connu et de ses sombres recoins, terre de fantasmes à explorer et exploiter. Les cabinets ont inspiré émerveillement et fascination morbide. L’« aire de jeu » de Llouquet ainsi que les autres composants de Milk peuvent se voir aussi comme un cabinet de curiosités contemporain bien que la croyance en un ordre moral et rationnel ait été remplacée par une incrédulité post-moderne, une interrogation de (meta) narration.

 

Les historiens d’art Martin Jay et Anne Friedberg ont remarqué que la rationnalité des Lumières et la quête pour la vérité à travers la catégorisation et la répresentation – exemplaire dans les wunderkammers - est suspendue depuis le tournant post-moderne. Durant la Renaissance les tableaux se voulaient fenêtres fidèles du monde, la vue de ces fenêtres ne se faisait que d’un seul point de vue. En utilisant la perspective linéaire, des générations d’artistes ont tenté de représenter fidèlement la réalité tridimensionelle à un niveau bidimensionnel (Jay, 5-20).

 

L’ « aire de jeu » de Llouquet ressemble aussi formellement à des fenêtres debout (sinon à des cabinets ou à des vitrines). Conceptuellement cependant elles ne donnent pas de représentation précise et fidèle du monde au sens large. Tout cartésianisme est remis en question. La perspective linéaire est un simple jeu. Les lignes sur lesquelles reposent certaines des silhouettes de l’ « aire de jeu », évoquant une route, une perche, une ligne d’horizon sont vraiment des éléments en trois dimensions. L’appréhension initiale de l’image par le spectateur s’altère au fur et à mesure que ces lignes bougent dans l’espace. L’image originale ne contient pas, les choses se dissocient.

 

Bien qu’on puisse retrouver dans Milk, ainsi que dans les autres œuvres de Llouquet, un fil narratif conducteur, celui-ci est fragmentaire, disjoint, absurde. Cependant dans son illogisme existe une logique, un royaume fantastique sens dessus-dessous très semblable au Pays des merveilles d’Alice.

 

Plus humain qu’humain

           

Désir, désespoir, désir
Tellement de monstres…


Et les gens deviennent vraiment fous
Et tu sais quoi maman?
Tout le monde était vraiment fou
Et les monstres sont fous
Il y a des monstres dehors.

 

                         No More I Love Yous, Annie Lennox

 

Les deux couleurs dominantes de l’exposition, le blanc et ce à quoi j’ai fait référence comme rouge-rose, adoptent des registres différents dans Milk. Les murs de la galerie sont peints en blanc et en gris pâle. On se demande si les zones gris clair ne sont pas les ombres architecturales des murs blancs. Cette subtile intervention accroît l’impression de malaise. Dans des contextes occidentaux, le blanc évoque souvent l’innocence et la pureté. Cependant dans les cultures asiatiques le blanc est aussi la couleur symbolique du deuil. Les taches récurrentes rougeâtres-rosâtres sur le sol et les murs évoquent du sirop ou bonbon fondu ; cascade d’un autre monde, ombres anthropomorphiques. Les taches brillantes peuvent aussi figurer des flaques géantes de vernis à ongle. Ou du sang. La saccharine devient sinistre. La pièce rouge-rose avec la béance dans la peinture – peut-être sont-ce des traces de traumas, d’actes d’abus. Il y a des monstres dehors (et dedans).

 

Le monstrueux et le trivial sont inexplicablement liés dans l’œuvre de Llouquet. Au premier regard l’œuvre de Llouquet apparait primesautière, la matière du sujet banale. En y regardant de plus près le trivial devient monstrueux, changeant au fur et à mesure que la perception du spectateur change. Dans la série des petits dessins encadrés, un lapin noir aux yeux rouges maléfiques surgit parmi les autres images, douces pour la plupart, mais mystérieuses. Les silhouettes dans toute l’exposition sont blessées d’une façon ou d’une autre, à moins qu’elles ne soient des mutants. Dans « l’aire de jeux » aux silhouettes blanches, les personnages sont défigurés, disjoints, sans membres, sans tête. Blanc sur blanc. Tout au long de l’exposition, les personnages sans membres, défigurés, évoquent les images spectaculaires des victimes de l’agent orange faisant des activités quotidiennes ou des victimes de la guerre rencontrés dans le Vietnam urbain et rural que l’on peut voir au musée de la guerre à Ho Chi Minh ville. Les silhouettes blanches de Milk rappellent les contours noirs des ombres de Kara Walker. Oui, le genre, la sexualité, la violence font aussi surface dans l’œuvre de Llouquet comme dans celle de Walker, mais d’une facon plus obtuse.

 

Les personnages anormaux et anonymes de Llouquet, dans ses autres dessins, sont en devenir, en transformation, en mutation, en guérison. Les théoriciens Deleuze et Guattari ont posé le concept de « devenirs » (ils utilisent des vampires et des loups-garous comme exemples). Les humains de Llouquet sont aussi des mutants, des « devenirs ».

 

 

Un devenir n’est pas une correspondance de rapports. Mais ce n’est pas plus une ressemblance, une imitation, et, à la limite, une identification (...). Devenir n’est pas progresser ou régresser suivant une série. Et surtout devenir ne se fait pas dans l’imagination, même quand l’imagination atteint au niveau cosmique ou dynamique le plus élevé (...). Les devenirs-animaux ne sont pas des rêves ni des fantasmes. Ils sont parfaitement réels (291).

 

Les silhouettes de Llouquet et ses dessins figuratifs de devenirs ne sont pas simplement des fruits de l’imagination, ils sont réels, archétypaux. Ils sont étranges : familiers et dérangeants (Freud). Ces représentations humaines ne progressent ni ne régressent dans des narrations fictionnelles, scientifiques ou historiques ; ils sont, simplement.

 

Plans d’existence

 

Avec une vivacite visuelle remarquable, Llouquet joue avec la forme et le contenu. Elle voit l’espace de l’exposition comme l’espace vide d’une feuille de papier. Dans la série de dessins White noise sur plexiglas blanc présentée dans l’exposition  Milk l’artiste traite de relations spatiales. En utilisant la surface plane du papier comme sujet à l’intérieur de ses dessins, l’artiste porte un commentaire brillant sur la représentation et la réalité. La surface-papier devient sujet à l’intérieur des dessins, se transformant dans la série en une plateforme, une scène avec laquelle les sujets humains interagissent. Llouquet s’intéresse à la visibilité et à l’invisibilité, aux vides et aux béances. Les espaces négatifs sur la surface du tableau ou les espaces vides dans la galerie sont également importants.

 

La tension entre représentation et abstraction est aussi une préoccupation dans l’œuvre de Llouquet. Comme on l’a dit, les personnages et les objets se désintègrent, mutent. Les surfaces des tableaux bougent. L’illogisme règne. Deleuze et Guattari questionnent de la même façon les notions linéaires de la logique, de l’histoire et du progrès en remarquant que « les créations sont comme des lignes abstraites mutantes qui se sont dégagées de la tâche de représenter un monde» (363). Dans Milk, ces lignes abstraites mutantes suggèrent  une imagerie puis implosent, se détachant du fardeau de la représentation. La silhouette dessinée sur le mur avec la tête vidéoprojetée illustre le sentiment de Deleuze et Guattari. L’entrelacs projeté de lignes blanches et noires sont des abstractions mutantes, libérées de la tyranie de l’imagerie rationnelle. La neige de la projection signifie aussi une brisure de la logique de la représentation. La perspective linéaire, la logique linéaire et la narration linéaire sont chamboulées. L’œuvre subtile et contemplative de Llouquet enjambe et questionne les frontières entre douceur et violence, forme et fond, fantaisie et cauchemar. C’est vraiment un monde merveilleux, un monde blessé.

 

 

 

Viet Le

 

 

 

note : Le nom atelier wonderful, espace artistique expérimental à Ho Chi Minh ville que Llouquet a coorganisé avec son compagnon Bertrand Peret fait référence au roman de Carroll. Toutes les semaines pendant 5 mois en 2005-2006, l’atelier wonderful a accueilli différents projets artistiques, incluant artistes visuels, architectes, graphistes et musiciens.

 

 

Bibliographie                             

 

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, Gallimard, Paris, 1996.

 

Cathy Caruth, Unclaimed Experience: Trauma, Narrative, and History, Johns Hopkins University Press, Baltimore,1996.

 

Gilles Deleuze, Félix Guattari,  Capitalisme et schizophrénie 2, Mille plateaux, Les éditions de minuit, Collection “Critique”, Paris, 2004.

 

David L. Eng and David Kazanjian, eds., Loss: The Politics of Mourning, University of California Press, Berkeley, 2003.         

 

Ann Friedberg, “The Mobilized and Virtual Gaze in Modernity,” Window Shopping: Cinema and the Postmodern, University of California Press, Berkeley, 1993

 

Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté. Et autres essais, Gallimard, Paris, 1985.

 

Avery Gordon, Ghostly Matters: Haunting and the Sociological Imagination. University of Minnesota Press, Minneapolis, 1997.

 

Martin Jay, “Scopic Regimes of Modernity,” in Vision and Visuality, édité par Hal Foster Bay Press, Minneapolis, 1988.

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